Qui est Madame Roland ?
Lorsque l'on parle de la Révolution française, on pense souvent aux torches, aux fourches et à l'effervescence d'un peuple en plein soulèvement contre son régime. On ne pense pas nécessairement aux hommes et aux femmes qui ont pu y participer et qui ont, à leur façon, donné un visage à la révolte. Nous avons déjà vu les exemples qu'incarnent Olympe de Gouges et Madame Tallien que vous pouvez retrouver dans les articles précédents. Pour l'heure, il nous faut revenir sur une autre femme emblématique de son époque : Manon Roland.
Madame Roland exerce surtout son influence sur son mari, influence qui se retournera d'ailleurs contre elle lorsque Robespierre l'arrêtera en 1793. En effet, si son mari accepte plutôt la verve de sa femme, les autres révolutionnaires ne sont pas de cet avis. L'ère du temps est à la misogynie et les femmes révolutionnaires ne sont pas vues d'un très bon œil.
Le 21 septembre 1792, à Paris, la France entre dans la deuxième phase de sa révolution. L'assemblée élue, appelée la Convention nationale, se compose de 749 députés masculins. Aucune femme ne siège à cette assemblée, pourtant, comme le dit le proverbe de Talleyrand : « derrière chaque grand homme, se cache une femme ». Chez les Montagnards, par exemple, Danton ne saurait vivre sans l'amour que lui apporte Gabrielle. Du côté de Camille Desmoulins, ses publications ne sortent pas sans le soutien et l'approbation de Lucile. Seul Robespierre déroge à la règle. On ne lui connaît aucune femme, aucune maîtresse ni tendre amie. Mais s'il y a bien une femme qui, sans pouvoir le contester, a de l'influence sur son mari, c'est Manon Roland. Qui est-elle ? Manon Roland est la femme de Jean-Marie Roland de la Platière, un économiste célèbre, ministre de l'Intérieur en 1792 dans le gouvernement de Louis XVI. De 20 ans sa cadette, Manon est fascinée par la personnalité intellectuelle de son époux.
En février 1781, le couple s'installe à Amiens, pour le travail dont Jean-Marie se charge : une partie considérable de l'Encyclopédie. Cette même année, Manon donne naissance à leur fille : Eudora. Apprenant que la place d'inspecteur des manufactures à Lyon est vacante, elle postule pour son mari. Ainsi, en août 1784, le couple quitte Amiens et s'installe à Villefranche-sur-Saône. C'est dans cette nouvelle ville que Manon Roland, adhérente aux idées des Lumières, écrit des articles politiques pour le Courrier de Lyon. Cependant, le couple doit rentrer à Paris lorsque s'enflamment la Révolution le patriotisme.
Manon devient rapidement une tête pensante de la révolution, elle assiste à toutes les séances et prend des notes. Contrairement à Olympe de Gouges, Madame Roland manœuvre en coulisse. Elle comprend, dès les premiers instants de la Révolution, qu'une femme peut gouverner derrière une façade, c'est-à-dire, derrière son époux. En d'autres termes, elle reprend le gouvernement en main, on dirait aujourd'hui qu'elle est la conseillère en communication de son mari : Manon rédige les discours, les proclamations et les traités de Jean-Marie.
Comme beaucoup de femmes à cette époque, Madame Roland tient salon. Là-bas, beaucoup d'hommes, ministres et hauts députés, y passent et partagent leurs idées. Elle est à l'initiative du programme des Girondins, autrement dit du libéralisme politique : libéralisme économique et réduction du rôle de Paris comme ville-lumière. Aussitôt, elle incarne l'égérie des Girondins. Rien ne lui échappe : elle propose de fines analyses, s'exprime merveilleusement, possède une plume à n'en déplaire et ravit les regards.
Toutefois, son succès est le fruit de la bonne éducation de son enfance et d'un travail millimétré. Elle grandit sur l'île de la citée, dans un milieu bourgeois et consacre ses journées à la lecture et à ses études. Dès l'âge de huit ans, elle se passionne pour les héros de l'Antiquité et rêve d'en faire partie. Ceci n'est pas uniquement anecdotique, ces héros ont pour point commun de se donner et se sacrifier pour ce que l'on appelle le « bien public ». Or, il y a un autre homme qui va lui donner des idées bien plus précises : Rousseau. Nous comprenons mieux pourquoi Manon Roland souhaite rester une femme de l'ombre, selon Rousseau, les femmes sont vouées à rester dans la sphère privée, au foyer. Pour autant, cela ne veut pas dire ne servir à rien, c'est presque tout le contraire. La femme est, pour Rousseau, une actrice évoluant en coulisse, une tête pensante qui épaule son mari. Ce précepte rousseauiste est presque mis en place par Manon surtout en juin 1792, lorsque les ministres de Louis XVI veulent faire adopter des décrets contre les prêtres réfractaires. Le roi impose, à chaque fois, son droit de véto. Manon Roland, consciente de son influence, prend la plume sous le nom de son mari et rédige une lettre de provocation, d'une extrême insolence, adressée au roi. Cette lettre se veut comme une mise en garde contre le veto du roi qui n'aurait pour conséquence que la légitime révolte d'un peuple tout entier. Naturellement, Roland est congédié par le roi, cependant, il gagne une forte popularité auprès de ses amis. Le coup politique est on ne peut plus réussi.
Ce coup politique n'est pas sans conséquence, le 10 août de la même année, le peuple s'empare des Tuileries, emprisonne le roi Louis XVI et on ordonne son procès. En revanche, pour Manon Roland, juger le roi est un acte extrêmement difficile sur le plan intellectuel ; sa mort est une chose inconcevable. Son exécution lui glace le sang, la révolution va trop loin. Les Montagnards, ayant voté favorablement à cette peine de mort, traitent Jean-Marie Roland de royaliste et le jugent d'être sous la mauvaise influence de sa femme. Fatigué par la pression constante, il se retire de la vie politique, Manon comprise.
L'histoire les rattrape quatre mois plus tard lorsque les Girondins sont arrêtés en masse. La foule encercle la convention, des canons sont dirigés vers la convention et on exige aux députés de voter contre les Girondins. En cette période de terreur imposée par Robespierre, un mot prononcé de travers, une parole qui va contre l'Incorruptible et la mort vous attend au bout.
Jean-Marie fait le choix de partir, de fuir cette situation. Manon Roland, quant à elle, dans un mélange de courage et d'imprudence, décide de rester à Paris. Pourtant, ses amis essaient de l'en dissuader en lui imposant de fuir. Rien n'y fait, Manon est arrêtée le 2 juin 1793. Elle se sait condamnée. Elle se réfugie alors dans l'écriture et se met à rédiger ses mémoires. Elle achète du papier et de l'encre à ses geôliers et transmet ses écrits par une boîte métallique qu'elle donne aux rares visiteurs qui obtiennent le droit de lui rendre visite. En prison, elle reçoit la visite de son amie Henriette Cannet qui lui propose d'échanger leurs vêtements pour qu'elle puisse s'échapper, Manon Roland refuse.
Elle est jugée cinq mois plus tard, le 8 novembre 1793. Toute de blanc vêtue, elle se présente devant le Tribunal révolutionnaire. Le procès se déroule entre 9 h et 14 h 30, la sentence est mise à exécution le soir même. Manon Roland est emmenée place de la Révolution. L'heure de sa mort approche. Dans la charrette qui la conduit vers la guillotine, un homme, tremblant de tous ses os, est lui aussi condamné à mourir. Elle lui dit : « Écoutez, passer devant moi, vous souffrirez moins longtemps, parce que vous n'aurez pas à me voir mourir ». Puis relevant la tête, le poète Lamartine lui prêtera ces célèbres mots plus tard : « Oh liberté, que de crimes on commet en ton nom ». Manon Roland meurt en emmenant avec elle la force et la dignité qui l'ont accompagnée au nom de ses idées. Jean-Marie Roland, apprenant le décès de sa femme deux jours après les faits, met fin à ses jours.
Manon Roland devient, rapidement après sa mort, une héroïne et une martyre de la Révolution. C'est aussi une égérie du romantisme, elle inspire Lamartine, Stendhal et Michelet. Chateaubriand écrit dans ses Mémoires d'outre-tombe : « Madame Roland avait du caractère plutôt que du génie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier. ». Toutefois, la biographie la plus récente de Siân Reynolds s'en détache nettement. Manon Roland y apparaît comme une femme « ni héroïne mystique telle Jeanne d'Arc, ni anti-héroïne telle Madame Bovary : Madame Roland est un pur produit des Lumières et de la Révolution ».
Quoi qu'il en soit, Manon Roland a profondément marqué la Révolution française, et ne peut cesser de nous inspirer dans un monde où la misogynie reprend du pouvoir.
Ecriture : Enzo Guyot et Sarah Bauerle.